dimanche 10 novembre 2013

Dictature numérique de l'ego

Une dictature numérique de l'ego ?


La quantification du moi - ou quantified self dans la langue de Shakespeare - a envahi nos vies. Dans notre société, les liens sont de plus en plus virtuels, et les évaluations de plus en plus artificielles.
Coups de blues et mini-triomphes numériques… On se dope le moral à coups de likes, d’amis, de followers, de référencements sur Google : serions-nous en train de courir après une existence numérique ? The Matrix n’est pas loin.

Cette façon de se définir selon des quantités chiffrées n’affecte pas que les réseaux sociaux. Dans le monde du travail, évidemment, mais aussi dans la vie quotidienne, où les indicateurs “battements cardiaques", "taux de chlolestérol", "nombre de pas effectués", "calories englouties" pullulent… Toute une vague de joujoux geek et d’autres applis permettent de passer sa vie à s’évaluer selon des critères chiffrés.

Nous assistons à l’émergence d’une bourse globale du moi, notre individualité ressemblant à une action cotée à Wall Street, et dont la valeur monte et descend au cours de la journée, selon le nombre de clics, d’avis favorables, ou en fonction de notre positionnement dans tel ou tel classement professionnel, social, amical...
Chacun est dans le monitoring de soi-même, vérifiant quotidiennement son audimat personnel.

L’obsession de l’évaluation trouve vraisemblablement son origine dans la fragilité du sujet contemporain, dans sa précarité, dans son manque de repères. Autrefois, l’individu était pris dans un ensemble de traditions, de cadres très hiérarchisés qui le définissaient : sa place dans une famille, dans un métier, dans un village, dans une région. En démocratie, nous sommes tous égaux, mais, du coup, nous sommes aussi tous invisibles. Notre valeur ne peut venir que du regard des autres, qui nous donne notre validation.
D’où la fascination pour les people, l’exhibition de soi sur internet : il ne suffit pas d’être vu, il faut être vu par le plus grand nombre.

Nous sommes, par définition, des êtres flottants, incertains, pleins de doute. Toute une part de nous-mêmes, souvent sombre,  nous échappe… L'évaluation de soi par les chiffres permet d’échapper à ce flou existentiel. Cela donne une définition de soi très précise
Le chiffre rassure. C’est un baume, une consolation. L’inscription objective d’un sentiment de nous-mêmes qui est fluctuant. Cela a toujours existé. Autrefois, au Moyen-Age, on achetait des indulgences pour accéder au paradis. Plus on en possédait, plus grandes étaient les chances d’y entrer… Aujourd’hui, avec 1 million de followers, vous entrez dans un autre éden, le paradis laïc des gens qui comptent - qui sont comptés surtout - et qui savent qu’avec un tel following ils “valent” quelque chose : l’expression “qu’est-ce que je vaux ?” n’a jamais pris un sens si littéral.

Ce souci d’un moi quantifié résulte aussi, bien sûr, de la contamination de la sphère individuelle par la sphère économique : l’homme se gère alors comme une petite entreprise. C’est très valorisant narcissiquement. On est dans l’impression de la maîtrise, du contrôle, dans la toute-puissance. On construit, à coup de chiffres, son propre mythe, on devient son propre héros. Cette évaluation chiffrée est encouragée par la société libérale. Elle n’aime pas les liens signifiants, amitiés véritables, postes stables, métiers reconnus par ses pairs. Elle a besoin de liens insignifiants, amis virtuels, évaluations artificielles, jobs précaires, afin que l’Homo Economicus soit toujours plus malléable, utilisables, délocalisable…”

Les conséquences ?
On verra de plus en plus apparaître sur le net des sentiments de jalousie, des comparaisons incessantes qui sont autant de “passions tristes”, comme aurait dit Spinoza. Nombre d’études montrent combien Facebook engendrerait envie, tristesse et solitude.
Les réseaux sociaux créent les conditions d’une envie généralisée. D’abord parce que cela passe par la vue (photos, images, icônes) et que l’envie surgit toujours par la vue : c’est la pulsion scopique, celle qui désire acquérir ce que possède l’autre. Ensuite, parce que l’envie porte toujours sur des gens qui nous sont proches, semblables, comme le sont nos amis sur Facebook. Enfin, parce que la valeur des gens se mesure de façon chiffrée, en nombre d’amis, de commentaires, et qu’il est toujours plus facile de se comparer à une quantité plus ou moins grande.
La vie des autres est un roman heureux ? A l’heure du moi chiffré et retouché par Instagram, il est un film en Cinémascope que nous regardons en bavant.

On parle néanmoins aujourd’hui de digital detox : un nombre signifiant de personnes manifesteraient le désir de prendre du recul avec l’environnement numérique.

Pourquoi ne pas réhabiliter des territoires secrets, loin des yeux, où s’exprime une part de nous non chiffrable, qui ne correspond pas à la norme ? Il est peut être temps que l’Homo Globalis, déréglé par la globalisation et les réseaux mondiaux, retrouve enfin le sens de ses limites, reconnaisse que sa valeur est très relative.
Dans une logique toute stoïcienne, il vaudrait mieux accepter que nous ayons des capacités d’invention de nous-mêmes très relatives. Il existe une sorte de logique interne qui fait que vous êtes ce que vous êtes. Ce n’est qu’en prenant conscience de vos limites, de vos déterminismes que vous pouvez éventuellement les dépasser, loin de toute obsession de performance chiffrée… Nul besoin d’atteindre la perfection du cheval, comme disait Spinoza.

Si l’on veut sans cesse être évalué, c’est surtout qu’on veut… évaluer l’autre ! Dans l’entreprise, les salariés admettent facilement d’être soumis à l’évaluation car, implicitement, ils souhaitent que les autres le soient aussi. Nous pensons que notre hiérarchie va se rendre compte que l’autre travaille moins bien que nous : enfin, on saura ce que je vaux et ce que l’autre vaut, et la vérité surgira. En effet, on estime toujours que l’autre ne fait pas grand-chose, qu’il jouit d’avantages qu’il ne mérite pas…
L’obsession de l’évaluation en tout domaine permettrait, in fine, de dénoncer l’indigence de l’autre, son incompétence, son infériorité. Et en période de crise, c’est encore plus marqué : quand l’emploi, l’argent viennent à manquer, chacun a le sentiment que, puisqu’il y a moins de ressources, il faudrait donner à chacun en fonction exacte de ce qu’il mérite.

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